Defendre les Rives : Ingéniosité et Savoir-faire contre l’Érosion de l’Estuaire

11/10/2025

L’érosion des berges de l’estuaire : comprendre pour agir

L’estuaire de la Gironde n’est pas seulement le plus grand d’Europe occidentale ; il est aussi l’un des plus vivants. Près de 150 km de rives, façonnées par la rencontre de la Garonne et de la Dordogne, offrent un territoire mouvant et fragile. Plusieurs facteurs y creusent chaque année des mètres de berges :

  • Le courant fort et sinueux, accéléré en période de crue,
  • Les marées puissantes qui remontent jusqu’à Bordeaux,
  • Le batillage, c’est-à-dire les vagues générées par le passage des navires,
  • Les tempêtes de vent d’ouest,
  • La disparition progressive des zones végétalisées.
L’Observatoire de l’Estuaire dénombrait, lors de son dernier rapport (2023), plus de 37 % des linéaires de berges sujettes à un recul significatif : parfois jusqu’à 1 mètre par an dans les secteurs les plus vulnérables, comme la pointe d’Arcins ou les abords de Blaye (source : Observatoire de l’Estuaire de la Gironde).

Les fascinats : tressages de feuillages et racines

Sur les grèves vaseuses de la Gironde, les fascinats racontent une histoire ancienne. Le mot vient du gascon fasinà, « fagot ». Depuis le XIXe siècle, et bien avant l’apparition des engins lourds, la protection des berges passait par l’utilisation de matériaux de la zone humide :

  • Assemblage de branches de saules, d’aulnes ou de peupliers en longs boudins denses,
  • Enchevêtrement de pieux (localement appelés échalas), fichés en travers de la berge,
  • Insertion de fascines chez les cailloux ou la vase, retenant d’abord la terre, puis piégeant les sédiments au fil des crues.

La technique conjuguait efficacité et simplicité : une grande part du matériel provenait directement des ripisylves, ces forêts alluviales qui bordent le fleuve. Les fascinats avaient aussi une vertu écologique : au fil du temps, ils se couvraient de végétation spontanée et favorisaient la biodiversité, tout en ralentissant l’érosion. On observe encore ces structures, semi-englouties par les roseaux, le long de la Petite Camargue girondine ou à Saint-Seurin-de-Cursac.

Plantation d’arbres et d’herbacées : le génie végétal

Les arbres, alliés discrets mais redoutables, restent des sentinelles bien connues des anciens. Enracinés à la frontière de l’eau et de la terre, ils remplissent un double rôle :

  • Stabilisation mécanique du sol par les racines profondes,
  • Ralentissement de la force de l’eau en coupant les courants de surface.

On privilégie :

  • Le saule blanc (Salix alba) : réputé pour sa souplesse et sa croissance rapide ; ses branches plient sans rompre, et ses racines raclent la vase sur plusieurs mètres.
  • Le peuplier noir (Populus nigra) : plus rare mais autrefois omniprésent dans les marais et sur les iles ; ses touffes se hérissent dès qu’une langue de terre se dégage.
  • La phragmite, la glycérie, le jonc de marais : tapissent les pieds des berges, retiennent la vase et amortissent les premiers assauts lors des grandes eaux.

Depuis les années 1990, les scientifiques et collectivités encouragent la restauration des ripisylves. Selon le Conservatoire Botanique National Sud-Atlantique, 1 km de ripisylve restauré permet de réduire de 15 % la vitesse moyenne de l’eau au contact de la berge (source : CBN Sud-Atlantique).

Le génie mixte : entre pierre, bois et ingénierie

Lorsque le courant se fait trop fort, le génie civil vient souvent prêter main forte au génie végétal. Le génie mixte marie matériaux du fleuve et solutions semi-naturelles, pour une protection plus durable sans se couper totalement du paysage.

  • Barrages de pieux et planches en chêne ou robinier, plantés perpendiculairement à la berge (gabions traditionnels de l’estuaire),
  • Blocage des têtes de berges en pierre calcaire locale, souvent récupérée d’anciennes bâtisses ou carrières alluviales,
  • Pose de filets biodégradables (fibres de coco, toiles de jute) pour retenir temporairement les jeunes plants et la terre végétale.

En 2018, le Syndicat Mixte pour le Développement Durable de l’Estuaire de la Gironde (SMIDDEST) a mené une expérimentation sur le site de Macau alliant caissons bois-pierre, filets de coco, bouturage de saule et franchissement latéral des petits mammifères. Trois ans plus tard, la reconquête végétale était supérieure à 85 % de couverture sur les tronçons testés (source : SMIDDEST).

Le retour du lit de nageurs : une parade mobile et réversible

Rares, mais encore en fonction sur certaines îles, les « lits de nageurs » consistent à laisser des bandes submergées de cailloux ou fagots perpendiculaires au courant. Leur rôle : casser l’énergie de l’eau, piéger les sédiments pendant les marées descendantes. À Plassac, ces diguettes temporaires, reconstruites chaque printemps à la pelle et à la brouette, font partie d’un patrimoine vivant : elles sont démontées ou modifiées selon la dynamique de l’île, évitant d’asphyxier l’écosystème dans la durée.

  • Usage exclusivement local et artisanal,
  • Matériaux réutilisés ou remplacés chaque année,
  • Aucune artificialisation lourde,
  • Adaptation permanente à la géomorphologie.

C’est une forme de compromis : accepter que le fleuve bouge, négocier chaque année avec la puissance du courant plutôt que de chercher à la contraindre entièrement.

Les techniques de protection douce : faire confiance à la nature

Depuis le début des années 2010, sur recommandation des scientifiques du CNRS et du Parc Naturel Régional, on privilégie la gestion souple dans de nombreux secteurs de l’estuaire. Il ne s’agit plus de « protéger à tout prix », mais de redonner au fleuve ses zones de liberté là où ce n’est pas menaçant pour l’humain ou les infrastructures.

On laisse alors s’installer une mosaïque de milieux :

  • Radeaux de bois morts, refuges pour les poissons et batraciens
  • Représentations de micro-chenaux, zones de nurserie pour la truite de mer
  • Friches spontanées de prunelliers et d’ormes, habitats de la rousserolle effarvatte et du loriot
Selon l’Agence de l’Eau Adour-Garonne, la gestion adaptative a permis sur la dernière décennie de stabiliser voire regagner 7 % des surfaces végétalisées sur certains tronçons laissés « en libre évolution » (source : Agence de l’Eau Adour-Garonne).

Limites, enjeux et nouveaux défis

Aucune technique n’est miraculeuse. L’estuaire est un système ouvert, mouvant, et ce qui vaut sur une île peut échouer sur la rive d’en face. Le changement climatique, avec la multiplication des crues, et la hausse du trafic fluvial posent de nouveaux défis, notamment au niveau de l’entretien et de la surveillance des ouvrages. Selon l’ONERC (Observatoire National sur les Effets du Réchauffement Climatique), le recul moyen des berges dans l’estuaire de la Gironde pourrait doubler d’ici 2050 sans adaptation majeure (source : ONERC). Trois enjeux centraux s’imposent :

  • La préservation du patrimoine « rivières-vivantes » : transmettre les savoirs locaux (comme le tressage des fascinats ou le choix des essences),
  • L’accompagnement à la transition : inviter habitants, collectivités, agriculteurs à repenser l’usage des rives,
  • L’ouverture à l’innovation : expérimenter des matériaux nouveaux (ex. fibres composites biosourcées) et mettre le suivi scientifique au cœur de chaque intervention.

Un patrimoine vivant, à observer et encourager

Au détour d’un chemin, entre l’eau et l’herbe, on aperçoit parfois un alignement de pieux moussus, un talus où s’enroule le chèvrefeuille, la trace d’un ancien fascinat. Les solutions locales pour lutter contre l’érosion des berges révèlent à la fois la force d’un territoire et son humilité devant la nature. Ici, rien n’est jamais acquis, tout se négocie lentement dans une alliance subtile entre main humaine, végétal, limon et mémoire.

Ces gestes, modestes ou ingénieux, sont toujours précieux : parce qu’ils font société, parce qu’ils dessinent encore et encore le visage mouvant de l’Estuaire.

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