Silure : quand un géant silencieux bouleverse la vie des poissons

02/11/2025

Le silure, un nouveau visage dans nos eaux

Longtemps, le fleuve suivait sa lente danse, chaque poisson à sa place, fragile équilibre né du temps. Puis le silure glane (Silurus glanis) est arrivé. Non pas d’un bond tonitruant, mais en silence, ses longues moustaches fendant l’eau opaque de la Garonne, de la Dordogne, puis de l’estuaire de la Gironde.

Ce poisson originaire d’Europe centrale et orientale a été introduit en France dans les années 1970, principalement comme poisson de sport (sources : INRAE, Europe 1). Depuis, il a colonisé plus de 100 000 kilomètres de nos cours d’eau (source : INRAE).

  • Taille maximale : jusqu’à 2,70 mètres (record officiel, Lot-et-Garonne, 2023)
  • Poids : jusqu’à 130 kg
  • Espérance de vie : 30 à 80 ans

Solitaire ou en groupe épars, le silure glisse entre les eaux, modifiant en profondeur les règles du jeu pour ses voisins à nageoires.

Quel est l’impact réel du silure sur l’équilibre piscicole ?

La question revient souvent, dans les cabanes des pêcheurs, au gré du flot ou sur les quais : que change vraiment la présence du silure pour la faune piscicole locale ?

  • Le silure est un superprédateur, doté d’un appétit large.
  • Il consomme poissons, écrevisses, mollusques, mais aussi canards ou rats musqués occasionnellement.
  • Sa masse, son rythme, son intelligence de chasse bousculent la ponctuation naturelle des bancs de poissons.

1. Prédation accrue sur certaines espèces

Des études récentes menées sur la Garonne et la Loire (source : INRAE, Fédération de pêche 37) révèlent que dans certains secteurs, plus de 60% de l’alimentation du silure est constituée de poissons autochtones : brèmes, rotengles, gardons, et surtout sandres ou carpes juvéniles.

Un silure adulte peut ingérer jusqu’à 5% de son poids par jour, soit plus de 3 kg pour un individu moyen. Cette pression de prédation a déjà provoqué, localement, une chute de 20 à 50% des populations de certains poissons blancs, notamment près de zones à densité élevée de silures (source : Fédération de Pêche de l’Isère).

2. Modification du comportement des poissons locaux

La présence du silure modifie profondément le comportement des autres poissons :

  1. Espèces phares (perche, sandre, black-bass) : ces carnassiers, habituellement au sommet de la chaîne, s’effacent face à ce rival plus massif. Ils fuient certaines zones, changent de rythme de vie, leurs juvéniles sont pourchassés plus intensivement.
  2. Poissons blancs : ils évoluent moins à découvert, se réfugient plus longtemps dans la végétation, leurs moyennes de tailles peuvent baisser — on observe moins de gros spécimens.
  3. Migrateurs (alose, anguille, lamproie) : lors de leurs migrations, les embouchures, ponts et obstacles sont devenus des « embuscades » pour les silures, qui guettent les poissons fatigués, parfois en groupe (source : publication INRAE 2022).

Une expérience marquante sur le Lot a révélé, à l’aide de balises acoustiques, que jusqu’à 30% des aloses marquées étaient consommées par des silures lors de leur migration de frai (source : Plan Loire Grandeur Nature).

3. Impacts indirects : équilibre perturbé

Le silure ne fait pas qu’avaler, il déplace. Son appétit agit comme un filtre : certaines espèces reculent, libérant parfois une place pour d’autres, issues d’eaux plus chaudes ou tolérantes (perche soleil, poisson-chat).

  • L’arrivée du silure a favorisé, localement, la raréfaction de brochets juvéniles ou de sandres dans certaines frayères.
  • À l’inverse, quelques études suggèrent que la diminution des « blancs » permet aux perches communes, moins ciblées par le silure, de se maintenir.
  • Certains poissons, comme la bouvière ou le hotu, jugés peu appétissants ou trop discrets, semblent presque protégés momentanément.

En modifiant la chaîne alimentaire, le silure réécrit, en partie, le scénario des espèces anciennes — et offre parfois un refuge temporaire aux nouveaux venus.

Les silures, architectes involontaires des fonds et du courant

Un géant de rivière ne laisse pas ses environs intacts : sur les bancs de vase, les amas de pierres, les silures creusent, fouillent, déplacent. Leurs déplacements massent les sédiments, créent des « silurodromes » : de grandes cuvettes creusées dans les fonds, devenues des refuges ou des zones d’observation privilégiées pour d’autres espèces.

  • Effet sur la reproduction : ces trous peuvent protéger certains œufs de la prédation des oiseaux, mais exposent aussi davantage d’autres frayères.
  • Nidification : le silure lui-même ne construit pas de nid, mais il utilise les cavités sonorisées et, parfois, s’installe dans les abris des brochets ou des sandres.

On observe aussi une augmentation de la turbidité à proximité de ces zones, ce qui affecte la photosynthèse des plantes aquatiques essentielles aux alevins.

Le silure, mangeur d’opportunités ? Mythes et réalités

La littérature halieutique est pleine de légendes autour du silure. Certains voient en lui un fléau absolu, d’autres un simple maillon évoluant avec le fleuve.

  • Régime alimentaire : les recherches menées sur la Loire et la Garonne montrent que 70 à 80% du régime du silure adulte reste composé de poissons et d’écrevisses, mais qu’il peut diversifier selon l’opportunité. Des cannetons ou poules d’eau disparaissent parfois, mais cela reste marginal.
  • Prédation collective : phénomène observé sur la Garonne à Toulouse : des groupes de silures apprennent à chasser ensemble les bancs de poissons migrateurs, un comportement rare chez les poissons d’eau douce (source : M. Slater, Université Paul Sabatier).
  • Appétit sans limite ? Non, le silure ne vide pas un cours d’eau à lui seul ; sa population est soumise à la disponibilité de proies et aux maladies. Mais l’équilibre est plus fragile où l’homme perturbe déjà l’environnement.

Le silure, comme tout superprédateur, a le pouvoir de remodeler la structure des communautés piscicoles, mais son impact maximal se ressent là où la biodiversité était déjà réduite par d’autres facteurs : pollution, barrages, surpêche.

Fleuves en mouvement : vers une nouvelle diversité ?

L’apparition du silure s’inscrit dans une histoire plus large : celle d’une mosaïque vivante, sans cesse en mouvement.

Espèce locale Tendance après la colonisation par le silure Observations remarquables
Brochet En déclin local Déplacement vers frayères plus végétalisées
Perche commune Stable ou en hausse Peu ciblée par le silure adulte
Poissons migrateurs (alose, lamproie) En danger lors de la migration Jusqu'à 30% de mortalité accrue dans les écluses
Sandre En légère diminution Compétition accrue pour l'habitat

Il ne s’agit pas uniquement d’une disparition. Certains poissons tirent leur épingle du jeu, d’autres régressent. Mais c’est la vitesse du changement qui inquiète. Une adaptation naturelle prenait des siècles. Aujourd’hui, le rythme s’accélère, porté par des introductions parfois accidentelles, des habitats abîmés, un climat changeant.

Regards d’eau et de science : comprendre pour mieux agir

Impossible d’ignorer la puissance du silure, mais il n’est pas, seul, la cause de tous les dérèglements. Restaurer les frayères, protéger les plaines inondables, garantir la continuité écologique des rivières sont des leviers autrement plus efficaces que l’éradication de ce nouveau venu.

  • La gestion piscicole s’affine : dans certains secteurs, la pêche du silure est encouragée pour limiter sa densité.
  • Des programmes de balisage et d’étude se multiplient pour suivre les populations, comprendre le rôle précis de ce superprédateur, et prévoir la résilience des milieux (source : OFB, Fédération Nationale de la Pêche en France).
  • On surveille aussi l’évolution des régimes alimentaires du silure pour repérer précocement tout basculement inquiétant (ex : années de sécheresse, mauvaise reproduction d’espèces locales).

C’est en entrelaçant les efforts scientifiques et la vigilance citoyenne que peut se dessiner une cohabitation respectueuse, où chaque espèce, ancienne ou nouvelle, trouve sa juste part sous le courant.

Vers un nouveau récit des fleuves

Le silure n’est ni héros ni coupable. Il est un signe du temps qui passe, de la porosité des frontières aquatiques. Sa présence interroge notre rapport à la nature, notre capacité à observer, comprendre, parfois rectifier. Les pêcheurs, les promeneurs, les chercheurs, chacun apporte sa pièce au puzzle mouvant de l’estuaire.

Demain, peut-être, nos récits intègreront cet hôte massif comme une voix du fleuve parmi d’autres. Saurons-nous saisir l’opportunité d’une vigilance partagée, en écoutant ce que raconte le passage silencieux du silure dans nos eaux ? La balade continue, et l’histoire s’écrit avec nous, au rythme changeant du vivant.

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