Le sel au fil des eaux : comprendre la remontée saline dans l’estuaire de la Gironde

26/05/2025

Qu’est-ce que la remontée saline ? Mécanique des eaux mêlées

L’estuaire de la Gironde, le plus vaste d’Europe occidentale, s’étire sur près de 75 km entre la pointe de Grave et le Bec d’Ambès (Préfecture de la Gironde). On y voit chaque jour les eaux douces de la Dordogne et de la Garonne venir épouser l’Atlantique – ou, parfois, lutter contre lui.

La remontée saline désigne l’intrusion de l’eau de mer dans l’estuaire, repoussant la nappe d’eau douce vers l’amont, jusqu’à plusieurs dizaines de kilomètres à l’intérieur des terres lors des marées hautes. Cette rencontre donne naissance à un mélange complexe, où l’eau salée, plus dense, glisse sous l’eau douce, tout en progressant en amont.

C’est un balancement permanent, orchestré par :

  • La marée, qui pousse périodiquement l’eau de mer à l’intérieur de l’estuaire ;
  • Le débit des fleuves, qui, selon la saison et les précipitations, retient plus ou moins l’intrusion marine ;
  • La topographie de l’estuaire, sa largeur, la profondeur et la forme de son chenal, ses îles et bancs de sable.

Comment la marée sculpte le front salé

Dans le grand livre mouvant de la Gironde, la marée est la plume principale. À chaque cycle (deux marées hautes, deux marées basses toutes les 24 h 50 min), elle fait avancer ou reculer la langue saline. Lors des vives-eaux (périodes de pleine et nouvelle lune), la marée est plus forte, la remontée maritime plus marquée. Ainsi, l’eau salée peut alors s’étendre jusqu’à 50-60 km de l’embouchure, plus rarement au-delà (EPTB Garonne).

Au contraire, lors de mortes-eaux, ou quand la Garonne et la Dordogne sont gonflées de pluie, le front salé reflue, parfois jusqu’en aval de Pauillac.

  • En été, lorsque les débits de la Garonne et de la Dordogne faiblissent (parfois à moins de 300 m/s au bec d’Ambès pour la Garonne, source : Vigero, DREAL Nouvelle-Aquitaine), la marée s’infiltre plus loin. Des relevés ont montré des salinités supérieures à 2 g/l autour de Blaye lors de plusieurs étés récents (Source : Ifremer).
  • En hiver ou au printemps, le débit fluvial peut dépasser 1000 m/s, tassant la remontée saline à l’aval.

Ce phénomène n’a rien d’homogène : la salinité varie selon la profondeur, les rives, les obstacles naturels et la force du flux. Un puzzle vivant, mouvant, témoin des humeurs du fleuve.

Quels sont les effets visibles et cachés de la remontée saline ?

Des paysages sculptés par le sel

La remontée saline transforme l’estuaire jusque dans sa géographie. Là où l’eau douce cède le pas, les sols se salinisent, modifiant la flore. Sur les vasières et dans les marais, seules seules les plantes halophiles – salicornes, obiones, puccinellies – prospèrent, témoins vivaces de l’influence marine.

Le sel mord aussi les berges, accélère parfois l’érosion, façonne les veines de la pierre et la couleur des ouvrages portuaires. À marée montante, l’eau claire parfois trouble se charge de minéraux, révélant ce dialogue sans cesse recommencé entre la terre et l’océan.

Un défi pour l’eau potable et l’agriculture

La remontée saline a des conséquences très concrètes sur l’approvisionnement en eau potable. L’eau du fleuve est prélevée en amont de la zone d’influence saline pour éviter tout risque de contamination. En périodes de sécheresse, la limite amont de la salinité (là où elle dépasse 1 g/l) peut menacer les prises d’eau pour la métropole bordelaise (Le Monde, 2022).

  • En août 2022, la station de mesure d’Ambès détectait des niveaux anormalement hauts de salinité, repoussant la zone de sécurité des prises d’eau en direction de Bordeaux, suscitant vigilance et parfois inquiétude auprès des gestionnaires.
  • Des épisodes de salinisation transitoire des terres agricoles sont observés dans les marais du nord de la Gironde lors de périodes de grandes marées associées à de faibles débits, affectant certains systèmes de cultures (notamment le maraîchage).

Certains ostréiculteurs et pêcheurs profitent au contraire de cette oscillation : la salinité modulée offre un habitat unique à une faune variée (lamproies, aloses, mulets, crevettes…).

Le sel, moteur ou frein pour la biodiversité ?

L’estuaire de la Gironde est classé zone Natura 2000 pour ses milieux naturels remarquables et sa biodiversité singulière. Le front salé définit un gradient écologique où se croisent espèces d’eaux douces (brochets, silures, lamproies), migrateurs amphihalins (anguilles, saumons atlantiques), et espèces strictement marines.

  • L’alose feinte, par exemple, choisit son site de ponte selon le recul ou l’avancée du front salé (source : INRAE, Migrateurs Gironde-Garonne-Dordogne).
  • Les migrations saisonnières de poissons dépendent fortement de la dynamique salée du fleuve : les faibles débits printaniers lors de crises climatiques sont l’une des causes suspectées du déclin du saumon atlantique à la remontée (Saumon Sauvage / MIGRADOUR).
  • Certains oiseaux nicheurs des zones intertidales (avocette élégante, tadorne de Belon) profitent des milieux saumâtres pour se nourrir, tandis que les colonies d’hirondelles ou martinets préfèrent les îles ni trop douces ni trop salées pour creuser leurs nids.

Cette mosaïque mouvante impose leur règle : trop de sel, et certaines espèces déclinent ; pas assez, et d’autres disparaissent.

Le changement climatique accentue-t-il la remontée saline ?

Depuis plusieurs années, sur l’estuaire de la Gironde comme sur bien d’autres grands estuaires mondiaux, les scientifiques constatent une tendance à l’accentuation de la remontée saline (AcclimaTerra, 2020).

  • La baisse structurelle du débit des rivières au printemps et en été favorise l’intrusion d’eau de mer, phénomène aggravé par les sécheresses fréquentes.
  • La remontée du niveau de la mer, estimée à environ 2 mm par an sur la façade Atlantique (source : CNRS, SHOM), repousse le front salé toujours plus haut en périodes de basses eaux.

Plusieurs études soulignent un allongement de la langue salée amont jusqu’à 7-10 km supplémentaires au cours des 30 dernières années lors de périodes extrêmes, ce qui fragilise la ressource en eau douce dans la métropole bordelaise.

Des modèles informatiques (projet SIGMA, piloté par EPTB Garonne et INSA Toulouse) simulent le futur : selon le scénario climatique Ademe RCP 8.5, la remontée saline pourrait à l’horizon 2050 dépasser la confluence des deux fleuves mauvaises années, menaçant les pompages d’eau potable.

Remontée saline, histoires de mémoire et de savoirs

La rumeur du sel n’est pas neuve. Les pêcheurs de Saint-Seurin-de-Cursac racontent les grands étés où l’eau piquait la langue plus qu’à l’accoutumée. Les registres portuaires du XIX siècle signalent des périodes où les cales d’Ambès devaient être lavées du dépôt salin lors des canicules historiques (Archives départementales de la Gironde).

Gustativement, les plus anciens se souviennent du goût changeant de l’eau, de l’apparition de petits crustacés marins jusque dans les filets du Bec d’Ambès lors de grandes sécheresses, ou de la raréfaction temporaire de certaines espèces de poisson.

Longtemps, la gestion de la frontière douce-salée s’est faite “à l’œil”, selon l’expérience des pilotes, la mémoire des générations, le conseil des gardiens de digues. Aujourd’hui, plus d’une trentaine de stations mesurent en continu la salinité et la qualité de l’eau sur l’estuaire – un réseau vital pour anticiper crues, sécheresses et intrusions du sel.

Apprivoiser le sel, une question d’adaptation

La Gironde, ses marées et ses remous, rappellent que le sel n’est pas l’ennemi, mais un acteur fondamental de la vie fluviale. Savoir où s’arrête la vague salée, c’est préserver l’eau potable, les rives cultivées, mais aussi la diversité de la faune et la beauté des paysages. Cela réclame la vigilance des gestionnaires, la souplesse des exploitants agricoles, et la capacité de tous à écouter le fleuve changer.

  • Des ouvrages mobiles (écluses anti-sel, barrages limitant la pénétration saline) sont à l’étude pour protéger la ressource en eau (Bordeaux Métropole).
  • La restauration de zones humides susceptibles d’amortir les effets du sel fait partie des grandes actions du programme LIFE Marha (2020-2025).
  • Un dialogue constant s’instaure entre scientifiques, collectivités, agriculteurs et riverains pour ajuster les pratiques à la mobilité du salé.

La remontée saline de la Gironde n’est donc pas seulement un phénomène physique : c’est l’histoire d’une terre vivante, d’un fleuve qui s’écrit au présent, où l’eau douce et l’eau salée signent chaque jour de nouveaux pactes. Quand la mer bruisse au cœur des terres, elle rappelle à l’estuaire, jusque dans la rumeur de ses oiseaux, qu’il n’y a de paysages durables que dans l’équilibre.

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