À l’ombre des eaux : comprendre les menaces industrielles sur l’estuaire de la Gironde

19/10/2025

Un estuaire sous influence : carte d’identité des activités industrielles

L’estuaire de la Gironde n’est pas qu’un paysage, c’est une jonction : entre eau douce et eau salée, entre terres agricoles, zones naturelles protégées et bassins industriels. Il s’étire sur plus de 70 km, du Bec d’Ambès à l’océan Atlantique. Sur ses deux rives, une mosaïque d’activités :

  • Le port de Bordeaux (Bassens, Ambès, Pauillac…), principal site industriel de l’estuaire, parmi les plus grands ports fluviaux de France.
  • Le pôle chimique de Bassens et Ambès, avec raffineries, dépôts pétroliers, chimie lourde.
  • Les centrales nucléaires (Blayais), mais aussi les exploitations agricoles et viticoles sur tout le bassin versant.
  • Le transport maritime et fluvial, intense et continu.

Chaque secteur génère des rejets distincts. Parmi eux, certains persistent, d’autres s’accumulent. Tous ne se valent pas : les pollutions diffèrent par leur nature, leurs volumes, leur dangerosité.

Portrait-robot des polluants : métaux, hydrocarbures, micropolluants

Métaux lourds, héritage industriel

À marée basse, les vasières révèlent parfois les reliques chimiques des siècles passés. Depuis le développement industriel du XIXe siècle, l’estuaire a reçu d’importantes quantités de plomb, cadmium, zinc, mercure. Les usines de la rive droite (Bassens, Ambès, Saint-Louis-de-Montferrand) ont longtemps rejeté directement dans la Garonne, le fleuve servant d’exutoire naturel.

  • Plomb et zinc : En 2018, on estime que la Garonne et la Dordogne transportaient encore, chaque année, entre 0,5 et 1,5 tonne de plomb et près de 20 à 30 tonnes de zinc vers l’estuaire (Agence de l’Eau Adour-Garonne).
  • Mercure : L’arrêt de la production de chlore par électrolyse a réduit les apports, mais les sédiments gardent la trace, et le relargage naturel (remise en suspension) persiste.
  • Cadmium : Les stations de suivi constatent une baisse depuis la fin des années 1980, mais des pics peuvent surgir lors de crues ou de dragages portuaires.

Hydrocarbures et solvants : la part des énergies fossiles

L’estuaire héberge la plus grande zone pétrochimique du sud-ouest. Raffineries, dépôts, transports maritimes et fluviaux sont sources de hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) : substances toxiques issues des fuites, lavages de cuves, accidents ou simples eaux de ruissellement.

  • Chaque année, plusieurs centaines de kilos de HAP et d’huiles usagées sont identifiés dans les eaux estuariennes. Une enquête du BRGM (2020) recensait, de 2010 à 2018, 28 incidents majeurs liés à des déversements accidentels sur le secteur (source : BRGM Rapport RP-69316-FR).
  • Les dragages réguliers des chenaux, nécessaires à la navigation maritime, remettent en suspension cette pollution stockée dans les sédiments, accroissant la concentration locale.

Rejets chimiques, micropolluants : la nouvelle frontière

Les industriels du bassin libèrent des milliers de molécules dont certaines restent méconnues, dites « micropolluants émergents » : résidus pharmaceutiques, perturbateurs endocriniens, plastifiants (phtalates), biocides agricoles.

  • En 2023, la mission « Observatoire de l’Estuaire » (Ifremer / Agence de l’Eau, Ifremer) a détecté plus de 60 molécules distinctes dans l’eau, dont le tramadol, et divers pesticides (glyphosate détecté sur 79 % des prélèvements en juin 2022 en amont de l’estuaire).
  • La présence de microplastiques dans les organismes aquatiques (moules, poissons) est désormais avérée, avec des concentrations estimées à 1750 fragments/km² dans le secteur fluvial (Science of the Total Environment, 2021).
  • Effet cocktail : L’accumulation de plusieurs polluants (métaux, HAP, biocides) produit un impact souvent supérieur à la somme individuelle, un phénomène encore mal documenté mais surveillé par l’Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES).

Paroles du passé : héritage et déstockage des polluants

Tous les rejets industriels ne sont pas visibles à l’instant T. L’estuaire fonctionne comme une mémoire vivante : sédiments, vasières, herbiers piégeant les polluants, puis, lors des grandes marées, des crues, ou des campagnes de dragage, les relâchant dans l’eau et la chaîne alimentaire.

  • En 2017, le rapport « Evaluer et prévenir les rejets dans l’estuaire de la Gironde » (DREAL Nouvelle-Aquitaine) estimait que plus de 80 % des teneurs en mercure et plomb analysés sur les poissons provenaient de la contamination ancienne des sédiments.
  • Les dragages annuels réalisent 2 à 4 millions de m³ de sédiments déplacés, générant des pics de turbidité et de libération de matières toxiques, comme observé en aval de Bordeaux en 2021 (Port de Bordeaux).
  • La pêche professionnelle se trouve parfois frappée d’interdiction en zone amont (Marais de Bruges, Bec d’Ambès) lors de dépassements de seuils en HAP ou métaux lourds, les autorités appliquant le principe de précaution.

Effets sur le vivant : une biodiversité sous pression

L’équilibre de l’estuaire résulte d’un tissage subtil entre eau, terre et espèces. Les polluants industriels agissent de façon insidieuse sur ce maillage.

  • Poissons migrateurs : L’anguille européenne, espèce en danger critique, voit ses stocks chuter depuis 1980, partiellement du fait des polluants qui agissent comme perturbateurs endocriniens ou affaiblissent les capacités migratoires (source : EDF, ONEMA).
  • Colonie d’oiseaux : Certaines substances (mercure, HAP) bioaccumulées dans les poissons se transmettent aux prédateurs (cormorans, sternes, balbuzards), générant des problèmes de reproduction et de développement du plumage chez les poussins.
  • Plancton et bivalves : Les huîtres du bassin d’Arcachon, très sensibles à la pollution, sont des « sentinelles » : plusieurs campagnes montrent des traces de métaux lourds dépassant les seuils de régulation lors des crues majeures de la Dordogne-Garonne (FPPA, 2022).
  • Effets sanitaires : L’eau de l’estuaire, pourtant non potable en aval, pose question pour les prélèvements de nappe phréatique (Marais, Médoc) : présence détectée de benzène, dioxines, pesticides (Santé publique France).

Agir, surveiller, restaurer : quelles initiatives et quels obstacles ?

Contrôles et normes, évolution des pratiques

  • La directive-cadre sur l’eau (DCE, 2000/60/CE) fixe des objectifs de « bon état écologique » : suivi annuel imposé, avec publication des résultats en ligne (SIERM EauFrance).
  • Le port de Bordeaux limite les dragages en période de migration, et met en place des plans d’urgence en cas d’incident industriel.
  • Industries certifiées ISO 14001 ou EMAS pour la gestion environnementale : plusieurs usines de Bassens-Ambès sont engagées (exemple : INEOS, Air Liquide).

Réhabilitation et solutions innovantes

  • La réhabilitation des anciens sites industriels : démantèlement sécurisé et phytoremédiation (utilisation de plantes dépolluantes). À Ambès, 10 hectares ont été remis en état depuis 2017.
  • Développement de « zones tampons » (roselières replantées, mares naturelles) pour piéger les pesticides ou excès d’azote avant qu’ils n’atteignent les eaux libres.
  • Soutien à la recherche sur le suivi des micropolluants, projet européen WATER JPI impliquant l’Ifremer et l’Université de Bordeaux.

À la surface, imaginer les eaux de demain

Depuis la berge, l’estuaire paraît immense, presque éternel. Pourtant, chaque goutte incarne la trace de nos choix collectifs, du progrès industriel comme des efforts de résilience. Si les flux toxiques ont diminué depuis trente ans, l’enjeu reste considérable : nouveaux polluants, effet mémoire des soli, globalisation des échanges.

Rechercher un équilibre entre vie économique et qualité de l’eau n’est plus une utopie, mais une nécessité. Observer, réguler, inventer—voilà le cœur du travail qui s’invente, pour que la Gironde demeure une artère vivante, hospitalière, source de récits et d’enfants qui jouent sur les grèves, bien après nous.

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