État des lieux : Pollution plastique dans les zones humides estuariennes

26/10/2025

À la lisière de l’eau douce et du sel : les estuaires, éponges du monde plastique

Passer un matin dans l’estuaire, c’est d’abord embrasser la brume, puis voir apparaître sur la vase ou les herbiers des éclats colorés qui n’ont rien d’anodin : fragments de bouchons, restes de filets, microbilles insaisissables. Les zones humides estuariennes, ces espaces où la marée façonne le paysage, filtrent et retiennent, captent aussi la trace discrète et tenace de notre société du plastique. Le phénomène préoccupe, tant il touche à la fois à la beauté sauvage et à la santé de ces lieux-clefs. Mais que sait-on réellement des niveaux de pollution plastique relevés dans nos estuaires et leurs zones humides ? Tour d’horizon, chiffres à l’appui, sur la réalité d’un flot invisible mais bien présent.

Plastiques et zones humides : comprendre la cartographie du danger

Les zones humides estuariennes, situées à l’interface entre fleuves et océans, agissent comme des tamis naturels. Ce sont elles qui arrêtent la course folle d’une grande part des déchets issus des bassins versants. On estime ainsi que 70 à 80 % des plastiques présents en mer proviennent initialement de sources terrestres—principalement acheminés via les rivières dans leurs embouchures (source : WWF France, 2021 ; Lebreton et al., Nature Communications, 2017).

Au niveau mondial, les grosses rivières comme le Yangtsé ou le Gange déversent plusieurs centaines de milliers à plusieurs millions de tonnes de plastiques chaque année dans leurs estuaires (Lebreton et al., 2017). Plus près de chez nous, le WWF estime qu’en France, ce sont au moins 11 200 tonnes de plastiques qui rejoignent chaque année les écosystèmes aquatiques via les fleuves et rivières (WWF « Stop au déversement du plastique dans le Rhône »).

C’est justement dans les deltas, marais littoraux, prés salés, roselières et slikkes que s’accumulent ces plastiques, sous toutes leurs formes : macro-, micro- et nanoplastiques. Ni la marée ni l’oubli n’effacent leur présence.

Quels niveaux mesurés d’accumulation plastique dans les estuaires ?

Les études se multiplient dans le monde, mais chacune révèle à la fois la diversité des situations et l’ampleur du phénomène. Voici quelques exemples concrets, issus de la littérature scientifique récente :

  • Estuaire de la Gironde (France) : Les relevés réalisés entre 2017 et 2023 indiquent la présence de 150 à 350 fragments de plastique supérieurs à 5 mm par kilomètre de berge, auxquels s’ajoutent des densités de 50 à 220 microplastiques (<5 mm) par kilogramme de matière sèche de sédiment (Etude Cap Sciences, 2022 ; projet MIRACLE, 2021).
  • Estuaire de la Loire : La Loire fait partie des cours d’eau français les plus contributeurs à la pollution plastique de l’Atlantique. Sur certains bancs de vase, des densités allant jusqu’à 500 microplastiques par kilogramme de sédiment ont été mesurées (Estuaire de la Loire – Programme ALICE, 2021).
  • Estuaire de la Seine : Plusieurs collectes scientifiques ont observé une concentration moyenne d’environ 3 millions de microplastiques par kilomètre carré de surface d’eau au niveau de la ville du Havre, concentration qui décroît vers l’embouchure mais reste notable sur les marges humides (Observatoire Seine-Aval, 2022).
  • Zones humides du Sundarbans (Inde, Bangladesh) : Plus de 20 fragments/m² pour les macroplastiques et entre 400 et 950 particules/km² de microplastiques dans les vasières périphériques (Mondal et al., Environmental Pollution, 2019).
  • Estuaire du Rhône : Les inventaires réalisés dans le delta de Camargue relèvent jusqu’à 700 microplastiques/kg de sédiment dans les chenaux secondaires, avec une accumulation forte après les crues (Parant et al., Science of The Total Environment, 2021).

Ces niveaux varient selon les précipitations, les apports urbains, la saison, l’usage du sol en amont. Mais la tendance est claire : toutes les grandes zones humides estuariennes sont devenues des réceptacles majeurs pour la pollution plastique.

Formes, sources et circulation des plastiques dans les milieux humides

De la bouteille au fragment : une plasticosphère protéiforme

Les déchets retrouvés sont multiples. On distingue usuellement :

  • Les macroplastiques : sacs, emballages alimentaires, bouteilles, portions de filets de pêche, cordages.
  • Les mésoplastiques : débris visibles à l’œil nu (5 mm à 2,5 cm), boutons, fragments de polystyrène, bouchons, briques de bâtons de sucettes.
  • Les microplastiques : particules inférieures à 5 mm, issues de la fragmentation ou présentes d’emblée (microbilles cosmétiques, fibres textiles).

Les principales sources sont locales (activités portuaires, flux urbains, agriculture, pêche) mais aussi très largement diffuses : beaucoup de plastiques arrivent depuis l’amont (collectivités éloignées, effluents routiers, eaux usées non totalement traitées).

Un élément marquant : l’effet « piège » des zones humides. Les grèves, lagunes et marais ralentissent le courant, favorisant la sédimentation des particules. Les restes de plastiques s’enterrent, se fragmentent, ou au contraire remontent à la surface lors des grandes marées ou des crues.

Cycle et dynamique : pourquoi les estuaires souffrent-ils plus que d’autres ?

  • Accumulation progressive : Faible capacité d’autoépuration pour les microplastiques, qui persistent des dizaines d’années.
  • Remobilisation : Crues, tempêtes et marées de vive-eau peuvent remettre en suspension d’anciens dépôts.
  • Agrandissement et fragmentation : UV, sel, vagues émiettent les plastiques qui deviennent problèmes inaccessibles à l’œil nu.

Impacts écologiques : quand le plastique infiltre la chaîne du vivant

Les zones humides estuariennes forment des nurseries : poissons, crustacés, oiseaux migrateurs y trouvent refuge et nourriture. Mais le plastique modifie ce fragile équilibre :

  • Ingestion par la faune : Des études ont montré que jusqu’à 50% des poissons capturés dans les zones humides de Gironde avaient des microplastiques dans l’estomac (Coll. Ifremer, projet PlastGir, 2020).
  • Oiseaux : Plus de 80 espèces d’oiseaux fréquentent régulièrement les habitats estuariens français. Les données de la LPO (Ligue pour la Protection des Oiseaux) révèlent que sur 100 cadavres de limicoles collectés dans l’estuaire de Loire, plus de 40 % présentent des traces de plastique (fibres, fragments).
  • Filtres naturels en péril : Les roselières et salicornes, véritables purificateurs, sont aussi piégées par les poisons invisibles du plastique et de ses additifs chimiques (phtalates, bisphénol A).
  • Vecteurs de toxines et pathogènes : Les microplastiques peuvent servir de support à des bactéries ou des polluants (PCB, métaux lourds), aggravant le risque d’intoxication dans la chaîne alimentaire (Rochman, PNAS, 2013).

Quelques chiffres et constats frappants, de la Gironde au monde

  • Entre 3 et 10 % du total des macro-déchets collectés lors des nettoyages citoyens du printemps 2023 dans l’estuaire de la Charente étaient des plastiques issus de l’agriculture (bâches, ficelles d’enrubannage).
  • Le projet MICROPLAGE, mené sur la façade Atlantique, a évalué à 370 000 le nombre de microfragments de plastique ramassés sur 1 km linéaire de plage à l’embouchure de la Loire après les tempêtes de 2020.
  • L’estuaire de la Seine, selon les suivis de la mission Tara, abrite entre 220 000 et 1 100 000 microplastiques par hectare de vasière lors des pics d’apport printaniers (rapport Tara, 2022).
  • Les masses d’eau bordant le Rhône recueillent 10 fois plus de fragments de polyester qu’en aval immédiat du delta, reliant clairement l’activité locale aux pics de pollution (programme Plastique à la Loupe, Fondation Tara Océan, 2020-2023).

Vers une gestion partagée et des suivis à intensifier

Face à la situation, les réponses se dessinent peu à peu. Au niveau français, 11 estuaires sont suivis de près via des protocoles harmonisés portés par l’Ifremer, l’AFB (Office français de la biodiversité) et de nombreux collectifs citoyens. Les techniques vont du simple ramassage, à la collecte fine pour analyse en laboratoire, jusqu’au déploiement de filets à microplastiques sur certains affluents.

La France s’est aussi engagée, dans le cadre du Plan National sur les Plastiques (2021-2025), à réduire de 50 % l’apport de plastiques dans les milieux aquatiques d’ici 2030. Mais au-delà des chiffres, la réalité rappelle que l’amont (villes, industries, agriculture) et l’aval (gestion portuaire, tourisme, pêche) doivent inventer ensemble une « sagesse humide » adaptée à ces paysages-passerelles.

  • Par exemple, le bassin Adour-Garonne s’est doté d’un observatoire des plastiques (soutenu par l’OFB depuis 2022) : les premiers résultats montrent que la détection et la limitation des sources locales sont plus efficaces que les actions en aval.
  • Des initiatives telles que « Plastic Origins » (Surfrider Foundation Europe) mobilisent randonneurs, kayakistes et pêcheurs pour cartographier et identifier en temps réel les déchets visibles sur des centaines de kilomètres de berges.

Une vigilance diffuse, une responsabilité partagée

Dans la longue respiration des estuaires, le plastique ne disparaît jamais. Il change de forme, circule, infiltre, s’insinue dans les tissus vivants, entre mémoire du paysage et menace persistante. Sur les berges, cueillir un fragment, c’est déjà, à hauteur d’homme, opposer le geste au découragement. Mais c’est aussi, collectif, durable, comprendre pourquoi ici la lenteur du fleuve piège plus encore qu’ailleurs, et pourquoi, pour protéger les terres-sel et les vasières, un regard neuf doit se poser à chaque boucle de la marée.

À la croisée des sciences et des récits, les zones humides estuariennes invitent à regarder, compter, révéler ce que le flottement des eaux tait trop souvent. Leur salut passera par cette attention : mesurer, sensibiliser, agir — au rythme du vivant.

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