Au rythme des eaux : les secrets des marées dans l’estuaire de la Gironde

21/05/2025

Comprendre l’estuaire : là où l’eau douce rencontre l’océan

L’estuaire de la Gironde, plus vaste estuaire d’Europe occidentale, s’étire sur près de 75 kilomètres, de la confluence de la Dordogne et de la Garonne jusqu’à la pointe de Grave, où il s’ouvre sur l’Atlantique. Ce bras d’eau, parfois large de 12 kilomètres au niveau de Mortagne-sur-Gironde, compose un monde mouvant, rythmé par un ballet incessant : celui des marées.

Ici, la mer n’est jamais loin, même à quarante kilomètres en amont. Les eaux salées montent, poussent l’eau douce, s’immiscent dans les moindres anfractuosités du chenal. À marée basse, la vase luit sous le ciel, des bancs entiers se découvrent, les oiseaux s’y attardent. La marée haute, elle, réinvestit chaque crique, transforme la rive, rend l’estuaire soudain profond et large.

Cette respiration deux fois quotidienne façonne le paysage, la nature et les usages humains. Mais les marées de la Gironde ne ressemblent pas à celles de l’océan tout proche. Quelle est donc leur singularité ?

Un régime de marées « à propagation » : les chiffres clés

À la différence des côtes atlantique ou méditerranéenne, l’estuaire ne connaît pas des marées « pures » mais des marées dites à propagation. Lorsque la marée montante quitte la pleine mer à Cordouan, elle entre dans l’estuaire avec une avance de plusieurs minutes par rapport au port de Royan par exemple. Il lui faudra environ 5 à 6 heures pour remonter jusqu’à Bordeaux (voir source : SHOM).

  • Amplitude : À la sortie de l’estuaire, le marnage (écart de hauteur entre marée haute et basse) est impressionnant : il varie de 3 à 5 mètres à Port-Bloc selon les coefficients, et peut même dépasser 6 mètres lors de vives-eaux exceptionnelles.
  • Diminution progressive : Plus on remonte vers l’amont, plus l’effet de la marée s’atténue, filtré par l’étroitesse du chenal, la friction des fonds vaseux, et l’arrivée de l’eau douce. Ainsi, à Bordeaux, le marnage tombe souvent autour de 3 à 5 mètres, mais reste suffisant pour générer de spectaculaires courants de flot et de jusant.
  • Décalage horaire : La pleine mer met environ 2 heures 30 depuis Royan pour atteindre Bordeaux, tandis qu'à Pauillac, à mi-estuaire, on observe un décalage d’environ 1h30. Cette onde de marée, lente mais constante, module chaque village de rive en rive.
  • Variation saisonnière : Au printemps, la fonte des neiges et les précipitations augmentent le débit des affluents, renforçant l’eau douce face à la mer. En été, la marée se fait plus présente, l’estuaire sent le sel.

Sources : Service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM), Vigicrues, Météo-France.

Le mascaret : l’onde des grandes marées

C’est l’un des phénomènes les plus spectaculaires de l’estuaire de la Gironde. Lors des grandes marées (« vives-eaux »), au moment du flot, la marée montante produit une vague unique : le mascaret. Cette onde avance à toute allure, faisant bruisser l’herbe et les roselières, poussant devant elle une crête plus ou moins haute selon la saison et la force du courant.

  • Formation : Le mascaret se forme lorsque le différentiel de pression entre la mer et l’estuaire est élevé, généralement avec un coefficient de marée supérieur à 90. La forme de l’estuaire, resserrée et peu profonde vers l’amont, amplifie le phénomène.
  • Vitesse : L’onde du mascaret remonte l’estuaire jusqu’à 20 km/h, soulevant parfois des vagues de 30 à 50 centimètres d’amplitude observable à Saint-Pardon ou à Podensac sur la Dordogne.
  • Histoire et usages : Attendue par les riverains et les surfeurs, cette vague a inspiré nombre de récits locaux. Elle pouvait autrefois figurer dans des archives nautiques comme un « danger redouté » ou au contraire, une fête joyeuse pour les enfants qui attendaient le mascaret les pieds dans l’eau (source : patrimoine et récits locaux, mairie de Saint-Pardon).

Des flux qui changent le vivant

La vie dans l’estuaire de la Gironde dépend des marées, parfois plus que du soleil ou de la pluie. À chaque jusant, le niveau baisse, des bancs de sables et de vase émergent, offrant refuge et garde-manger aux oiseaux migrateurs. Chevaliers gambettes, spatules blanches, courlis cendrés viennent picorer à marée basse.

À marée haute, l’eau salée s’enfonce plus loin dans l’amont, imposant à la faune aquatique une adaptation constante. Les poissons migrateurs – fameux aloses, lamproies, anguilles, esturgeons – profitent de cette « goutte » salée qui leur ouvre un chemin jusqu’aux zones de fraie, et, pour certains, vers la mer.

La richesse et la fragilité de la biodiversité locale ne se comprennent pleinement qu’en observant cette oscillation. C’est grâce à ces marées que l’estuaire abrite l’une des plus importantes colonies de sternes pierregarins de France, que le maigre et la lamproie trouvent ici leur bonheur, et que les roseaux servent d’abri aux petits d’eau.

Sources : Parc Naturel Régional Médoc, Ligue pour la Protection des Oiseaux (LPO), Observatoire de l’Estuaire de la Gironde.

Navigation et patrimoine : les marées, repères des hommes

Les marées de la Gironde sont une affaire humaine autant que naturelle. Le balisage, les ports, les cabanes de pêche, la construction même des carrelets sont adaptés à ce flux et reflux, à ces variations parfois brutales de hauteur d’eau.

  • Navigation fluviale : Les marées conditionnent les horaires de navigation des navires de commerce comme des embarcations légères. À marée basse, certains chenaux se découvrent, repoussant les départs ou modifiant les routes (source : Grand Port Maritime de Bordeaux).
  • Pêche et traditions : Pêche à l’anguille à la sortie du jusant, installation des filets à marée montante, récolte des crevettes à l’étale de basse mer – le calendrier naturel de l’estuaire suit la courbe de la marée, inscrite sur tous les almanachs locaux.
  • Architecture et savoir-faire : Les pilotis des maisons de pêcheurs, les carrelets, les pontons escamotables sont pensés pour résister à la puissance des marées. Même certaines églises, comme à Saint-Estèphe, sont construites à l’écart de la rive pour éviter les caprices de l’eau (source : Inventaire général du patrimoine Nouvelle-Aquitaine).

La marée influence aussi la toponymie : « Port-Marin », « La Pointe-aux-Oies », ou encore « Le Chay » (du gascon chai, quai), tous noms dictés par la danse de l’eau.

Surprises et mystères de la marée girondine

Certains jours, l’estuaire joue des tours. La marée peut être « bloquée » par de forts vents d’ouest ou de sud-ouest, retenant l’eau, ralentissant la descente. Inversement, un vent d’est accentue la sortie de l’eau, découvrant plus largement la vase au pied des falaises.

Autre particularité : l’eau de l’estuaire, ni douce ni salée, oscille au gré du flux, créant ce qu’on appelle une « zone de mélange », ou « zone de turbidité maximale », là où la suspension de fines particules de vase donne à l’eau cette couleur café au lait si typique. Cette zone riche attire poissons, crevettes, oiseaux – mais peut se déplacer de plusieurs kilomètres dans la même journée, selon les forces en présence (source : Ifremer, Rapport sur la turbidité 2021).

On signale parfois aussi, lors de vives-eaux couplées à des débits exceptionnels (fonte intense, crue de la Garonne), de subites inondations des prairies inondables et des abers, rappelant que l’homme n’est jamais tout à fait maître du temps de l’eau.

Entre terre et mer, une marée créatrice

Les marées de l’estuaire de la Gironde ne se contentent pas de rythmer les journées. Elles écrivent l’histoire sur plusieurs échelles de temps : dépôt de sédiments qui modèlent îles et bras morts, effacement progressif de certaines vasières, apparition de nouveaux chenaux. Aujourd’hui encore, la cartographie du littoral bouge chaque année, obligeant les navigateurs, les naturalistes et les riverains à réapprendre leurs repères.

Vivre avec les marées, ici, c’est accepter d’être à l’écoute. Attendre le bon moment. Mesurer l’importance de gestes modestes – relever un casier à la bonne heure, lâcher la barque au jusant, noter dans un carnet la date d’un mascaret généreux.

C’est dans cette patience, cette observation constante, que l’estuaire révèle toute sa richesse. Un territoire qui se transforme à la cadence de la lune et du vent, toujours recommencé, et qui offre chaque jour un spectacle nouveau à celles et ceux qui veulent bien ralentir et écouter la voix changeante du fleuve-mer.

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