L’estuaire de la Gironde, miroir des pesticides

22/10/2025

À la confluence du vin et de l’eau : une histoire d’équilibre fragile

Le Bordelais est bien plus qu’une carte postale spectaculaire de vignes à perte de vue, découpant le ciel dans la lumière jaune pâle du matin. Il est aussi le berceau d’un fleuve immense, l’estuaire de la Gironde, veine ouverte entre terre et océan, refuge mouvant pour l’anguille argentée ou les sternes acrobates. Et c’est ici, dans ce delta de brumes et de courants, qu’arrive ce que la vigne ne retient pas : les multi-empreintes des substances que l’on utilise sur les ceps, parmi lesquelles les pesticides.

La question devient alors pressante : que reste-t-il, après la pluie, des traitements pratiqués dans les vignobles ? Comment ces composés poursuivent-ils leur voyage, du rang de vignes jusqu’aux eaux brunes de l’estuaire ? L’enjeu est multiple – agricole, écologique, humain – et concerne autant le flâneur sur une île déserte que la sterne pierregarin ou l’épicier du village.

Vignoble bordelais et usage des pesticides : chiffres et tendances

La Gironde est le plus vaste vignoble d’appellation contrôlée du monde, avec quelque 110 000 hectares de vignes (source : CIVB - Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux). Entre 2019 et 2021, près de 5 200 tonnes de substances actives phytosanitaires y ont été utilisées chaque année (Eaufrance). Parmi ces substances, les fongicides dominent, utilisés pour lutter contre le mildiou ou l’oïdium, mais herbicides et insecticides sont aussi présents.

Même avec les efforts pour la réduction (nombre de domaines labellisés HVE, développement du bio), la moyenne girondine de consommation phytosanitaire reste nettement supérieure à la moyenne agricole nationale (source : Agence de l’Eau Adour-Garonne).

  • 80% des parcelles viticoles bordelaises reçoivent au moins sept traitements par an (Source : Chambre d’Agriculture de Gironde).
  • Le Bordeaux, qui ne représente que 1% de la surface agricole française, consomme près de 20% des fongicides du pays.
  • Si une diminution globale des quantités est observée ces dernières années, certains composés émergents, comme le fluopicolide ou la cyazofamid, sont de plus en plus détectés dans les eaux (Sandre Eau France).

Des vignes aux eaux : les voies d’arrivée dans l’estuaire

Dans les paysages entaillés de fossés, de ruisseaux, de canaux et de marais, les pesticides glissent et s’infiltrent au fil de l’eau et des pluies. Parfois, ils épousent la terre, disparaissent dans le limon ou s’imprègnent dans les nappes. Mais le plus souvent, ils poursuivent leur route – la Marais de Macau, le Bec d’Ambès, la Dordogne et la Garonne – jusqu’au grand bassin nourricier qu’est l’estuaire.

Trois grands modes de transfert s’observent :

  1. Ruissellement superficiel : lors de pluies estivales intenses, les pesticides fraîchement épandus lessivent les vignes, rejoignant ruisseaux puis fleuve. Un événement météo peut suffire à quadrupler les concentrations sur quelques heures (Source : Université de Bordeaux, 2015).
  2. Drainage souterrain : des réseaux de drains agricoles accélèrent le transport des molécules jusque sous les parcelles, puis dans les eaux.
  3. Aérosols et dérive de pulvérisation : une fraction non négligeable des pulvérisations ne touche jamais le feuillage et se disperse dans l’air ou dans les milieux voisins, notamment les haies, mares, et zones humides riveraines (ANSES).

Le devenir exact des molécules dépend aussi de leur structure chimique, de la saison, des pratiques viticoles et du type de sol. Le cuivre, par exemple, ne disparaît jamais vraiment mais s’accumule lentement dans la vase et la faune benthique.

Suivi et présence des pesticides dans l’eau : état des lieux documenté

Depuis vingt ans, les suivis de l’Agence de l’Eau Adour-Garonne et le réseau national de surveillance ont établi l’omniprésence des résidus de pesticides dans la Garonne, la Dordogne et jusqu’à l’estuaire.

  • Près de 80 substances différentes sont régulièrement détectées chaque année à l’embouchure (source : Agence de l’Eau, 2022).
  • Les pics de pollution suivent souvent les gros épisodes de pluie et de traitement de la vigne, entre avril et juin.
  • En 2021, sur les 10 molécules les plus fréquemment retrouvées en Gironde, huit étaient directement liées à la viticulture, dont la prosulfocarbe (herbicide), le boscalid et le pyraclostrobine (fongicides).

Le rapport "Pesticides dans les eaux de surface et les nappes souterraines - SPF, 2022" souligne que 99% des échantillons prélevés à Ambès présentaient au moins un résidu de pesticide.

L’estuaire agit alors comme gigantesque collecteur, où les molécules se recombinent, se diluent… Mais aussi se sédimentent ou s'accumulent.

Conséquences écologiques : faune, flore et chaîne alimentaire

Les poissons, sentinelles silencieuses

Les poissons migrateurs (anguille européenne, alose feinte, lamproie) croisent, tous les ans, le même cortège de molécules invisibles. Des études menées par l’INRAE de Saint-Pée-sur-Nivelle (2021) ont identifié dans les muscles, foies ou branchies d’aloses et lamproies des traces de cuivre, de glyphosate ou de boscalid, parfois à des taux préoccupants.

Oiseaux et amphibiens : l’effet domino

L’estuaire de la Gironde est un refuge d’importance internationale pour la migration ornithologique (plus de 200 espèces recensées, source : Réserve Naturelle). Les polluants s’y transmettent par la chaîne alimentaire :

  • Effets directs : troubles de la reproduction, chutes de population chez certains oiseaux piscivores (cormorans).
  • Effets indirects : raréfaction de proies (insectes, larves de crustacés), appauvrissement d’habitats.

Des habitats modifiés, des équilibres précaires

Le cuivre, utilisé en agriculture bio comme conventionnelle, s’accumule dans la vase au point que certains secteurs de l’estuaire présentent des concentrations dix à vingt fois supérieures au seuil naturel (Ifremer, 2021). Les milliers de tonnes « historiques » ont, petit à petit, modifié la microfaune benthique, au profit d’espèces tolérantes, au détriment de la biodiversité patrimoniale.

Risques pour l’eau potable et la santé humaine

La Gironde, comme nombre de territoires viticoles, tire une partie de son eau potable de captages souterrains ou de rivières tributaires de l’estuaire. Les traitements poussent certains forages à dépasser régulièrement la limite de qualité de 0,1 μg/l par substance (directive européenne sur l’eau potable, 2020).

Selon le rapport public de l’ARS Nouvelle-Aquitaine de 2023, 18 captages prioritaires en Gironde sont menacés par une pollution chronique en pesticides. Parmi les molécules les plus récurrentes : l’atrazine (interdite depuis 2003, mais toujours détectée), la simazine, le fluopicolide. Ces pollutions persistent des années, même après un arrêt de leur utilisation.

Les enjeux sont multiples :

  • Coût croissant du traitement de l’eau.
  • Exposition chronique des populations riveraines.
  • Effets sanitaires à long terme (cancers, troubles du système hormonal, troubles neuro-développementaux).

La vigilance s’impose aussi pour les usages non domestiques : pêche artisanale, baignade, consommation de mollusques filtrants dans l’estuaire.

Initiatives, alternatives et résistances locales

Si le tableau peut sembler sombre, des chemins d’espoir s’ouvrent dans le paysage girondin. Les années 2020 voient émerger plusieurs réponses, initiées par les viticulteurs eux-mêmes, les collectivités et les associations environnementales.

  • Réseau Dephy : depuis 2011, 650 exploitations expérimentent la réduction (voire l’abandon) des pesticides de synthèse autour de Bordeaux, testant semis sous couvert, confusion sexuelle, traitements naturels (EcophytoPIC).
  • L’agriculture biologique progresse : en 2022, 18% du vignoble girondin cultivait en bio (contre 7% en 2015 - CIVB 2022). Les résultats sont nets : des niveaux de pesticides divisés par dix dans les eaux drainées des parcelles pilotes (INRAE, 2021).
  • Mise en place de bandes végétalisées tampons, de haies bocagères, et de bassins de rétention, pour freiner la fuite des produits vers la Garonne.
  • Mobilisation citoyenne : campagnes d’information, veille indépendante (association Générations Futures), actions juridiques pour protéger les zones de captages sensibles (Générations Futures).

Perspectives et nécessité d’une vigilance partagée

L’estuaire de la Gironde n’est pas un écosystème isolé, mais un point de convergence. Il reçoit, concentre, redistribue, parfois absorbe, toujours révèle la trace de ce que nous faisons en amont. Les pesticides issus des vignobles locaux interrogent sans relâche la frontière entre patrimoine et modernité, entre production et préservation.

L’observation, la science, l’engagement des acteurs locaux permettent déjà de réduire certains impacts. Les tendances récentes laissent espérer des rivières plus propres, une alimentation plus saine, une biodiversité stabilisée. Mais l’équilibre reste fragile, comme la brume du matin sur la Garonne.

Le plus grand défi est sans doute celui de la continuité : former, suivre, restaurer, et transmettre. Pour que l’estuaire, demain, soit toujours le théâtre des navigations, des oiseaux, de cette respiration commune entre la vigne et l’eau, sous le ciel immense de la Gironde.

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