Espèces menacées de l’estuaire de la Gironde : témoins silencieux d’un équilibre fragile

02/07/2025

Le fragile royaume des oiseaux d’eau

L’estuaire de la Gironde est internationalement reconnu pour ses oiseaux. Plusieurs dizaines d’espèces s’y posent ou s’y reproduisent, et parmi elles, certaines comptent leurs jours.

  • Le Busard des roseaux (Circus aeruginosus) : On le voit parfois planer au-dessus des roselières, ailes en V, silhouette sombre. Cet élégant rapace, classé quasi menacé en France (UICN), voit ses habitats disparaître sous les assauts du drainage, de l’agriculture intensive et du recul des zones humides. Selon la Ligue pour la Protection des Oiseaux (LPO), moins de 1000 couples se reproduisent annuellement dans l’Hexagone, et l’estuaire compte quelques-unes de ses précieuses aires.
  • La Spatule blanche (Platalea leucorodia) : Elle évoque un héron avec sa silhouette blanche et son long bec spatulé. Récemment en expansion, la Spatule blanche est néanmoins classée vulnérable au niveau européen. L’île Nouvelle et l’île de Patiras, grâce à leurs plans d’eau et leurs vasières, servent de haltes migratoires cruciales. En 2022, près de 200 individus ont été recensés sur l’estuaire lors des passages migratoires (source : Réseau Avifaune de la Gironde).
  • L’Aigrette garzette (Egretta garzetta) : Quasi absente il y a un siècle, elle a vu sa population relancée, mais demeure fragile face aux dérangements du tourisme, de la pêche ou du climat. Les colonies nicheuses recensées sont tenues secrètes pour limiter la pression humaine.
  • Le Castagneux (Tachybaptus ruficollis) : Petit grèbe discret, souvent caché dans les herbiers, il souffre de la raréfaction de sites calmes pour nicher. L’UICN France le classe en préoccupation mineure, mais sa disparition de certains secteurs de l’estuaire inquiète les naturalistes locaux.

Des menaces persistantes

  • Destruction des zones humides pour l’agriculture ou l’urbanisation
  • Pollution organique et industrielle, lessivage des sols, macro-déchets
  • Changement climatique : remontée du niveau de l’eau, salinisation, érosion des rives

Fin janvier, quand les nuées d’anatidés recouvrent la vasière de Gauriac au point de la transformer en nuage vivant, il faut se souvenir : l’estuaire est une terre d’accueil, mais son hospitalité s’amenuise.

Poissons migrateurs : entre Atlantique et Dordogne, des géants sur le fil

Le bruissement de l’eau, le sel, la vase : ici, six des dix principales espèces de poissons migrateurs d’eau douce classées menacées en France effectuent leur cycle de vie à travers l’estuaire (UICN France).

  • L’Esturgeon européen (Acipenser sturio) :

Son nom seul évoque les siècles, les grandes rivières, voire la légende. Mais aujourd’hui, il est au bord de l’extinction. Moins de 800 individus adultes vivraient encore entre Garonne et Dordogne, selon l’INRAE. Les frayères de l’estuaire (entre Saint-Seurin et Gauriac) sont suivies à la trace, leur moindre atteinte scrutée. La surpêche, la destruction des habitats et la pollution au PCB ont fait chuter l’espèce d’un million de poissons au début du XXe siècle à 1 500 pontes réussies en 2021.

  • L’Anguille européenne (Anguilla anguilla) :

Classée en danger critique d’extinction par l’UICN mondiale, elle parcourt, à chaque génération, plus de 6 000 km pour rejoindre la mer des Sargasses. Si la Gironde reste l’un des plus grands lieux de passage, les captures de civelles (jeunes anguilles) y ont chuté de 80 % en 40 ans (IRSTEA). Fragmentation des cours d’eau, pollution et braconnage achèvent d’épuiser ses rangs.

  • La Lamproie marine (Petromyzon marinus) :

Tantôt honnie, tantôt célébrée dans la gastronomie locale, la lamproie marine est menacée par la surpêche, mais aussi par la multiplication d’obstacles artificiels à sa remontée. Entre 2010 et 2023, la population estimée de lamproies entrant dans la Gironde a diminué de plus de 35 % (source : ONEMA, Fédération de pêche de la Gironde).

Un sanctuaire pour amphibiens et reptiles méconnus

Fontaines, fossés, mares temporaires entre deux vignes ou deux saules : ces eaux calmes accueillent une microfaune parfois méprisée, souvent en péril.

  • Le Pélobate cultripède (Pelobates cultripes) : Surnommé « crapaud à couteau » pour sa protubérance sur les pattes, il fréquente surtout les zones humides du Médoc. Ses larves, longues de plus de 10 cm, restent plusieurs années à l’état aquatique, ce qui les fragilise en cas de sécheresse. Menacé en Aquitaine, il est inscrit à l’Annexe IV de la Directive Habitats.
  • La Cistude d’Europe (Emys orbicularis) : Petite tortue d’eau douce discrète, les populations recensées en Gironde sont très isolées. Elles subissent la prédation des rats, la destruction des berges, la concurrence de la tortue de Floride introduite accidentellement.
  • Le Lézard ocellé (Timon lepidus) : Joyau des pelouses sèches du Blayais, ses populations françaises (et locales) sont en net déclin – en cause, la fermeture des milieux autrefois pâturés.

Plantes en sursis : trésors botaniques de l’estuaire

On imagine rarement le péril qui menace les plantes, elles aussi. Pourtant, dans les marais de Braud-et-Saint-Louis, les grabens et les prairies saumâtres, vivent des espèces uniques.

  • L’Euphorbe péplis (Euphorbia peplis) : Inscrite sur la liste rouge régionale Aquitaine, cette modeste euphorbe des grèves, violet pâle et grillée par le sel, a vu ses populations s’effondrer de 60 % en vingt ans (source : Conservatoire Botanique Sud-Atlantique).
  • L’Ophioglosse du Portugal (Ophioglossum lusitanicum) : Une fougère minuscule, rarissime, recensée dans à peine 12 stations en France, dont une dans les dunes de l’estuaire.
  • La Fritillaire pintade (Fritillaria meleagris) : Fleur marbrée ou “damier”, elle s’épanouit au printemps dans les prairies périodiquement inondées. Sa survie dépend du maintien des zones humides traditionnelles.

Les principaux dangers botanique :

  • Urbanisation des rivages (digues, gravières, ports)
  • Rejets agricoles (herbicides, phosphates)
  • Espèces exotiques invasives (solidages, renouée du Japon)

Anecdotes et chiffres-clés : la mémoire vivante de l’estuaire

Espèce Status UICN (France ou Monde) Dernière estimation locale
Esturgeon européen En danger critique d'extinction < 800 adultes (2023 - INRAE)
Anguille européenne En danger critique d'extinction - 80% de civelles en 40 ans
Busard des roseaux Quasi menacé (France) Moins de 15 couples sur l’estuaire (2020 - LPO)
Pélobate cultripède Vulnérable (Aquitaine) Moins de 10 sites de reproduction actifs
Euphorbe péplis En danger (régional) Baisse de 60 % (2000-2020, CBS Sud-Atlantique)

Sur l’île de Nouvelle, en juin, il n’est pas rare de voir, entre deux touffes d’hélophytes, la tête plate de la cistude guetter un envol de libellule. Au même moment, sous la vase, mille civelles esquivent l’œil des cormorans.

Tous ces témoins de l’estuaire sont les fragments d’un récit plus vaste, un équilibre hérité du passé, que les changements rapides bousculent. Les suivre, c’est comprendre la pulse des saisons, la fragilité de cet univers amphibie, le défi de préserver ce qui s’efface.

Pour aller plus loin : observer, soutenir, transmettre

  • Observer : Des balades naturalistes sont organisées par la LPO, le Conservatoire du Littoral ou le Conservatoire Botanique Sud-Atlantique. Printemps et automne sont les plus riches en observations.
  • Soutenir : S'engager dans la sauvegarde de l’estuaire, c’est aussi privilégier les productions locales, éviter les pollutions diffuses, soutenir les réseaux associatifs.
  • Transmettre : Parler de ces espèces, partager leur histoire, c’est leur donner une chance supplémentaire de ne pas tomber dans l’oubli.

Quand on s’attarde au bord de l’estuaire, face au vent qui fait plier les roseaux, cinq minutes suffisent parfois à apercevoir le vol d’une spatule blanche, le plongeon du grèbe, ou, plus rare, la trace furtive d’un lézard ocellé. Chacun est gardien d’une mémoire vivante, trop longtemps ignorée, et qui attend le regard, la curiosité respectueuse et l’éveil de ceux qui savent écouter.

Source : Liste Rouge de l’UICNINRAE Bordeaux, campagne 2023 sur l’esturgeon européen.

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