Les rives mouvantes de l’estuaire de la Gironde : rencontrer l’érosion au fil de l’eau

28/05/2025

Aux origines d’un paysage vivant

Rares sont les frontières aussi subtiles et mouvantes que les rives de l’estuaire de la Gironde. Ici, la terre et l’eau jouent une partie qui ne connaît jamais de pause. L’estuaire, vaste entrée de l’Atlantique dans les terres, s’étire sur plus de 75 kilomètres, du Bec d’Ambès jusqu’à Cordouan (SMIDDEST). Sur ses rives, la matière ne cesse de se déplacer, transporter, transformer. Mais qu’est-ce au juste que cette érosion qui façonne, grignote, recule, parfois brutalement, parfois imperceptiblement, le paysage girondin ?

Pour comprendre l’érosion de l’estuaire, il faut d’abord saisir son anatomie : un triangle d’eau douce mêlée de mer, de 635 km², dont les berges exposent une mosaïque de falaises d’argile, de plages, de marais et de prairies lentement rongées par les courants.

Les mécanismes de l’érosion sur l’estuaire

L’estuaire de la Gironde est un territoire où se croisent plusieurs dynamiques érosives. Les forces en jeu sont celles de l’eau, du vent, des marées et, plus récemment, de l’humain.

  • L’érosion hydrodynamique : les vagues, courants et marées alternent entre dépôts de sédiments (accrétion) et enlèvements (érosion). Sur certaines rives, la vitesse du courant dépasse régulièrement 2 nœuds, accentuant la capacité d’emport du fleuve (Mediaterre).
  • L’érosion des falaises : les croupes d’argile et de calcaire du Blayais et du Médoc sont rongées par la pluie et les infiltrations, autant que par les variations du fleuve qui sapent leurs pieds. On estime que certaines retraites de falaise atteignent 30 cm par an sur les secteurs les plus concernés (données SIGES Aquitaine, 2019).
  • L’action humaine : dragages, constructions portuaires, endiguements modifient la circulation des sédiments et accentuent parfois l’exposition de rives à l’érosion. L’urbanisation fragilise la continuité entre zone inondable et terre ferme (SMIDDEST, 2024).
  • L’effet du changement climatique : l’élévation du niveau de la mer (+3,6 mm/an en Nouvelle-Aquitaine entre 1998 et 2017, selon le BRGM) accroît la fréquence des submersions et la portée de l’érosion estivale comme hivernale.

Des chiffres et des faits pour comprendre l’ampleur

L’estuaire de la Gironde illustre, à grande échelle, comment les paysages se réinventent chaque décennie. Quelques repères pour mesurer la transformation :

  • Sur les 160 kilomètres de berges surveillées par le SMIDDEST, 52 % sont actuellement en cours d’érosion active – un chiffre en constante augmentation depuis les années 2000.
  • Chaque décennie, les marges du Médoc et du Blayais perdent en moyenne entre 2 et 5 mètres de sol à certains points critiques.
  • Les falaises de Meschers-sur-Gironde, par exemple, reculent de 10 à 30 centimètres par an. Entre 1950 et aujourd’hui, on observe localement une perte de plus de 15 mètres de terrain.
  • En aval de la Garonne, l’onde de marée, partiellement freinée par des digues historiques, conduit à l’ennoiement de certains prés salés qui gagnent jusqu’à 4 nouveaux cratères d’érosion par an.
  • Sur les îles, l’évolution s’accélère : l’île Nouvelle, aujourd’hui classée réserve, a perdu plus de 15 % de sa surface en 50 ans.

(Sources : SMIDDEST, BRGM, SIGES Nouvelle-Aquitaine)

Portraits de rives en mouvement

Le Médoc : quand l’Atlantique pulse sur les terres

Côté Médoc, les villages de Lamarque, Macau, Cussac font face à des berges qui s’étiolent année après année. Au port d’Arcins, d’immenses échancrures argileuses, parfois abruptes, s’effondrent doucement : ici, l’estran glisse, léché à chaque marée montante. Des peupliers s’inclinent, racines tordues. Certains pêcheurs racontent l’enfouissement progressif de leurs cabanes ou de leurs filets dans la vase, dissous dans le flux du fleuve.

Le Blayais : falaises, grottes et vulnérabilité

À Meschers et Talmont, les falaises calcaires sont marquées, creusées de grottes troglodytiques, héritage autant du temps que de la main de l’homme. Ces formations spectaculaires, déjà fragilisées par les anciens creusements, sont désormais menacées par l’eau qui sape le pied, provoquant des éboulements. Parfois, l’effondrement d’une parcelle de falaise est si soudain qu’il absorbe chemins, jardins et mémoires.

Les îles de l’estuaire : le temps du fugace

Sur l’île Nouvelle ou l’île Pâté, l’érosion insulaire est une affaire de balancement permanent. Les crues sapent, les tempêtes s’invitent, les banquettes de roseaux peinent à ralentir la fuite des terres. Entre 1900 et 2020, certaines îles estuariennes ont vu leur contour changer radicalement, gagnant ou perdant plus de 40 % de surface, selon les cycles de dépôts et d’arrachage (source : Observatoire de l’Estuaire, SMIDDEST).

Des hommes, des solutions, des limites

Face à ces rives qui reculent, l’histoire a vu fleurir mille stratégies pour retenir la terre : épis en bois (les fameux "brise-courant"), plantations de saules, ouvrages en enrochements, murs de béton.

  • Les épis traditionnels : le bois, planté perpendiculairement à la rive, permet de casser l’énergie du courant et de piéger les alluvions. Ces installations – on en compte près de 500 sur l’estuaire, dont certains datent du XIXᵉ siècle – prolongent parfois la vie des berges de 5 à 10 ans selon leur entretien et la puissance des crues (SMIDDEST, 2024).
  • La revégétalisation : la plantation de roseaux de Camargue, d’iris, de saules a prouvé une réelle efficacité locale, notamment dans les zones de marais. Ces plantes « amarrent » littéralement la berge grâce à un réseau racinaire puissant.
  • Les solutions minérales : enrochements, digues, murs de soutènement : parfois nécessaires pour la protection de zones habitées ou de routes, ils déplacent souvent le problème un peu plus loin, car le courant va alors frapper quelques centaines de mètres en aval.

Malgré ces efforts, la tendance lourde demeure. Sur 40 % des secteurs protégés par des aménagements lourds, les travaux résistent en moyenne moins de 20 ans avant ré-intervention (source : SIGES Nouvelle-Aquitaine).

Biodiversité et nouveaux équilibres

Chaque recul de berge ne se résume pas à une perte sèche. L’érosion façonne des habitats nouveaux, souvent éphémères, mais précieux pour la faune et la flore.

  • Les brusques effondrements dessinent sur l’estran des falaises fendues : abris pour l’hirondelle de rivage, qui creuse ses nids en plein argile, ou pour le martin-pêcheur.
  • Le remaniement des criques crée, le temps de quelques printemps, de petites lagunes accueillant amphibiens et insectes.
  • Les embâcles d’arbres morts derivados par les crues deviennent des radeaux flottants pour les cistudes et les insectes aquatiques rares.

L’érosion n’est pas qu’une perte – parfois, la nature y trouve un reposoir, un laboratoire d’adaptation rapide.

Récits et mémoire : quand les habitants parlent de l’érosion

Le voile du souvenir flotte sur les rives. Les anciens se souviennent de chemins disparus, de plages de sable aujourd’hui gagnées par les roseaux. Les cartes anciennes montrent des maisons aujourd’hui englouties par la marée ou déplacées vers l’intérieur. À Saint-Seurin-de-Cursac, les enfants se rappellent avoir joué sur une lisière qui n’existe plus. Les histoires du territoire esquissent souvent le même constat : la carte de l’estuaire ne tient jamais en place longtemps.

Pour beaucoup, il s’agit d’accepter la mobilité du paysage : « L’estuaire vit, il n’obéit à personne », disent certains pêcheurs. D’autres militent pour des solutions dites « douces », qui accompagnent plutôt que de contrer le mouvement.

À la croisée des temps : regards sur l’avenir

L’érosion de l’estuaire de la Gironde n’en a pas fini de recomposer l’espace. Les scénarios du BRGM et du SMIDDEST l’annoncent déjà : l’accélération du recul des rives est probable à l’horizon 2050-2100, si le niveau de la mer continue de monter et si les crues se renforcent sous l’effet du changement climatique. Les stratégies d’adaptation, aujourd’hui testées le long du fleuve, cherchent à intégrer la restauration des milieux naturels à la protection des biens et des personnes.

Observer l’estuaire, finalement, c’est accepter d’entrer dans le temps long. Comprendre l’érosion, c’est dépasser l’idée de perte pour y voir une occasion d’écoute, de créativité, d’ouverture à d’autres manières d’habiter la côte. Ici, plus qu’ailleurs peut-être, la frontière entre terre et eau restera un rivage mouvant, un miroir où se forment, disparaissent et renaissent les paysages et les histoires.

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