Entre courants, marées et sédiments : comprendre les dynamiques naturelles de l’estuaire de la Gironde

17/05/2025

La respiration du fleuve : le ballet singulier des marées girondines

À l’endroit où se rejoignent la Garonne et la Dordogne, l’estuaire de la Gironde s’ouvre comme un immense poumon. Il s’étend sur près de 75 km entre Bordeaux et la pointe de Grave, formant le plus vaste estuaire d’Europe occidentale, avec près de 635 km² de surface (source : Conservatoire du littoral). Ce territoire fluctue littéralement au rythme des marées.

Ici, deux marées quotidiennes, dites « semi-diurnes », scandent la vie de l’estuaire. Les différences de niveaux peuvent atteindre 5,5 à 6 mètres lors des grandes marées, surtout quand la lune se fait pleine ou neuve. Mais l’estuaire ne connaît pas la brutalité de l’océan : il respire plus lentement, dans de subtils allers-retours de l’eau, amplifiés par la forme en entonnoir du site. Cette configuration accentue les marées, explique la vigueur inhabituelle des courants et contribue à la singularité du paysage.

Le coefficient de marée, valeur comprise entre 20 et 120 (source : SHOM), structure la vie locale : pêche, navigation, balades sur les rives… Tous doivent composer avec cette variation continue, témoin d’un territoire mouvant.

Le jeu invisible des courants : moteurs secrets de l’estuaire

Sous la surface, un combat silencieux s’opère à chaque instant : d’un côté, l’eau douce des fleuves ; de l’autre, l’eau salée qui remonte du large. Ce sont les courants qui les affrontent, se mélangent, se disputent le terrain.

On distingue deux types de courants principaux :

  • Le courant de jusant, lorsque le fleuve coule vers la mer à marée descendante. Il expulse des millions de mètres cubes d’eau douce.
  • Le courant de flot, lorsque l’océan impose sa remontée salée à marée montante. Il pénètre parfois jusqu’à Bordeaux.
La vitesse de ces courants atteint jusqu’à 5 nœuds (soit plus de 9 km/h) au niveau de Pauillac lors des grandes marées (source : VNF). Leur force modèle l’estuaire : elle transporte les sédiments, dessine les bancs de sable ou engloutit les îles éphémères.

L’invisible frontière : la remontée saline et l’estuaire

L’un des phénomènes les plus fascinants de l’estuaire est “l’intrusion saline”, qu’on appelle aussi remontée salée. En période de basses eaux, la marée repousse l’eau douce et prolonge sa langue salée bien au-delà de la Pointe de Blaye, parfois jusqu’aux abords de Bourg ou même au-delà. Lors de la canicule de 2019, la salinité était perceptible jusque près du pont d’Aquitaine (source : Ifremer).

Ce phénomène, accentué lors des étiages (périodes de basses eaux fluviales), dépend :

  • Du débit des fleuves (moins il y en a, plus l’eau de mer pénètre)
  • De la force et de la durée des marées
  • De la sécheresse et du vent
Cette frontière mouvante entraîne des conséquences : bouleversement de la faune (adaptation ou disparition d’espèces sensibles), corrosion accrue des structures portuaires et quays, désalinisation plus difficile pour certains captages d’eau douce, notamment à Bordeaux (source : Syndicat Eau Bordeaux Métropole).

L’œuvre du temps : erosions et fragilité des rives

La puissance des marées, la force muette des courants, le tambourinement des crues de la Garonne travaillent sans relâche les berges. Sur certains secteurs, c’est plus de 1,5 mètre de berge qui sont avalés chaque année par l’estuaire (source : CEREMA).

L'érosion ne frappe pas partout de la même manière. Les falaises d’argile du Blayais s’effritent en blocs, formant parfois des éboulements spectaculaires. Les plages basses du Médoc sont plus exposées à la marée : la batellerie d'autrefois a dû composer avec cette mobilité, redessinant sans cesse les débarcadères et les abris à carrelets.

Les crues hivernales, plus fréquentes ces dix dernières années, et les tempêtes associées à des marées hautes (Xynthia 2010, tempête Klaus 2009), aggravent ces phénomènes. Certaines stations scientifiques, comme celle de Saint-Androny, enregistrent des pertes de terrain particulièrement inquiétantes lors de tels épisodes.

Le mascaret : la vague qui remonte le fleuve

Parfois, la marée forme une vague, le mascaret, qui remonte le fleuve à contre-courant. Ce phénomène spectaculaire, résultat de la rencontre brutale de la marée montante et du courant descendant, se manifeste surtout lors des grandes marées d’équinoxe.

Le mascaret de l’estuaire de la Gironde était autrefois réputé jusqu’à Bordeaux et même Libourne. Aujourd’hui, il n’atteint plus que quelques zones (notamment en Dordogne) à cause des réaménagements de berge et de la régulation du fleuve. Mais là où il subsiste, il reste un indicateur de la vitalité du fleuve : il bouleverse la sédimentation, réveille la faune aquatique, attire des passionnés de glisse chaque automne.

Saisons et rythmes : l’effet du temps sur les forces de l’estuaire

Du printemps à l’hiver, le visage de l’estuaire change. En période de hautes eaux (printemps, automne), le débit conjugué de la Garonne et de la Dordogne dépasse parfois 1200 m³/seconde (source : Banque Hydro). Les courants de jusant dominent : l’eau douce refoule l’intrusion saline, les îles temporaires réapparaissent, la vase s’amoncelle près des rives.

En été ou lors de sécheresse, la lame d’eau baisse, la marée prend l’avantage. Les courants s’inversent sur de longues distances, la langue salée progresse. Les poissons migrateurs adaptés au mélange salé-doux – comme l’alose ou la lamproie – doivent composer avec ces fluctuations, parfois au prix de leur survie.

Le poids des sédiments : défis pour la navigation et la vie de l’estuaire

L’estuaire de la Gironde est un gigantesque tapis roulant à sédiments. Chaque année, on estime qu’entre 0,5 et 1 million de tonnes de sables, graviers et vases y transitent (source : Port Atlantique de Bordeaux).

Les hauts-fonds changent de place, des bancs apparaissent ou disparaissent au fil des saisons. Cette mobilité est un défi technique pour la navigation : balisage à ajuster en permanence, dragages réguliers sur le chenal entre Pauillac et Bordeaux pour permettre le passage de navires de commerce (jusqu’à 16 mètres de tirant d’eau). Les traditionnelles gabares, conçues à fond plat, témoignent de cette adaptation à la profondeur variable et au courant fort.

Face à la mutation : impacts du changement climatique

Le visage de l’estuaire de la Gironde change aussi sous la pression des bouleversements climatiques : tempêtes plus fréquentes et intenses, montée du niveau de la mer, augmentation du nombre de jours de sécheresse.

Les scientifiques du BRGM et d’Ifremer s’accordent sur plusieurs points d’alerte :

  • Remontée saline accrue, jusqu’à +7 km en 30 ans sur certaines sections
  • Montée moyenne observée du niveau marin : +2,2 mm/an au Verdon-sur-Mer depuis 1993
  • Fréquence des crues et érosion en nette augmentation
  • Disparition d'écosystèmes d’eau douce menacés par la salinisation

Les rives les plus basses – marais de Braud-et-Saint-Louis, prairies humides du Bas-Médoc – sont en première ligne, exposées à la submersion temporaire ou permanente.

Mouvements de berges et menaces sur la biodiversité

La dynamique incessante des berges est un danger pour certains habitats : roselières, prairies alluviales, forêts galeries. Si l’érosion est un processus naturel, la combinaison de faibles apports sédimentaires et de l’intensification des crues met à nu les racines, emporte les œufs d’oiseaux nicheurs, détruit les abris des mammifères aquatiques.

Des secteurs comme l’île Nouvelle, aujourd’hui réserve naturelle volontaire, témoignent de la fragilité exceptionnelle de ces milieux. Depuis la tempête de 1999, on y observe un recul spectaculaire des digues et une colonisation rapide par l’eau salée. L’impact est durable sur la flore (disparition du saule, progression des roseaux halophiles) et la faune : le râle d’eau s’efface là où les roseaux s’effondrent.

Quand l’humain agit : lutter localement contre l’érosion

Depuis plusieurs décennies, les acteurs locaux tentent d’inventer de nouvelles façons de cohabiter avec l’érosion. Exit les enrochements systématiques, jugés trop rigides : la tendance est à la gestion « douce » du trait de côte (source : Observatoire de l’Estuaire de la Gironde).

Quelques exemples de solutions locales :

  • Mise en place de « banquettes végétalisées » : amas de branchages et de saules pour retenir la berge tout en accueillant la vie.
  • Restaurations de digues sur l’île Nouvelle avec des matériaux naturels (fascines, pieux de bois non traités) favorisant la migration des espèces.
  • Gestion adaptative : recul planifié et accompagnement de la migration des habitats vers l’intérieur, selon la stratégie « laisser faire, accompagner, protéger ».
  • Sensibilisation des usagers à l’importance de préserver les zones tampons, éviter les travaux de terrassement en période de crue/marée forte.
Certaines associations, comme l’association Garonne Sauvage ou Sepanso, œuvrent à restaurer la continuité écologique des berges et suivis scientifiques des secteurs à risque.

L’estuaire, un monde en mouvement

L’estuaire de la Gironde n’est jamais immobile. Ici, l’eau salée et l’eau douce écrivent chaque marée des paysages neufs : bancs mouvants, rives escarpées, cabanes pieds dans l’eau aujourd’hui, loin demain. Les hommes et les espèces animales s’ajustent à ces rythmes pluriels, parfois contraints, souvent fascinés. Connaître ces dynamiques naturelles, c’est peut-être apprendre humblement à avancer, au gré du courant, dans ce territoire vivant.

Sources :

  • Conservatoire du littoral (https://www.conservatoire-du-littoral.fr/)
  • BRGM
  • Ifremer
  • Port Atlantique de Bordeaux (https://www.bordeaux-port.fr/)
  • CEREMA
  • Observatoire de l’Estuaire de la Gironde (https://www.observatoire-estuaire-gironde.fr/)
  • SHOM (Service Hydrographique et Océanographique de la Marine)
  • Syndicat Eau Bordeaux Métropole
  • Banque Hydro

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